C’était en 1983, je crois. J’étais chez un ami traducteur, avec qui je passais
des heures à brûler des joins, essuyer des scotchs et rouler les mots à propos
de tout et de rien. Une échappée belle dans sa bibliothèque et j’en suis sorti
avec un petit livre de la taille d’un paquet de cigarette, que j’ai commencé à lire
au hasard – une page, deux... et, tout de suite, cette merveille :
Tu es plus
belle que le ciel et la mer
Quand tu
aimes il faut partir
Quitte ta femme quitte ton enfant
Quitte ton ami quitte ton amie
Quitte ton amante quitte ton amant
Quand tu aimes il faut partir
Le monde est plein de nègres et de négresses
Des femmes des hommes des hommes des femmes
Regarde les beaux magasins
Ce fiacre cet homme cette femme ce fiacre
Et toutes les belles marchandises
II y a l'air il y a le vent
Les montagnes l'eau le ciel la terre
Les enfants les animaux
Les plantes et le charbon de terre
Apprends à vendre à acheter à revendre
Donne prends donne prends
Quand tu aimes il faut savoir
Chanter courir manger boire
Siffler
Et apprendre à travailler
Quand tu aimes il faut partir
Ne larmoie pas en souriant
Ne te niche pas entre deux seins
Respire marche pars va-t'en
Je prends mon bain et je regarde
Je vois la bouche que je connais
La main la jambe l'œil
Je prends mon bain et je regarde
Le monde entier est toujours là
La vie pleine de choses surprenantes
Je sors de la pharmacie
Je descends juste de la bascule
Je pèse mes 80 kilos
Je t'aime
Blaise Cendrars, Feuilles de route, 1924.
Quitte ta femme quitte ton enfant
Quitte ton ami quitte ton amie
Quitte ton amante quitte ton amant
Quand tu aimes il faut partir
Le monde est plein de nègres et de négresses
Des femmes des hommes des hommes des femmes
Regarde les beaux magasins
Ce fiacre cet homme cette femme ce fiacre
Et toutes les belles marchandises
II y a l'air il y a le vent
Les montagnes l'eau le ciel la terre
Les enfants les animaux
Les plantes et le charbon de terre
Apprends à vendre à acheter à revendre
Donne prends donne prends
Quand tu aimes il faut savoir
Chanter courir manger boire
Siffler
Et apprendre à travailler
Quand tu aimes il faut partir
Ne larmoie pas en souriant
Ne te niche pas entre deux seins
Respire marche pars va-t'en
Je prends mon bain et je regarde
Je vois la bouche que je connais
La main la jambe l'œil
Je prends mon bain et je regarde
Le monde entier est toujours là
La vie pleine de choses surprenantes
Je sors de la pharmacie
Je descends juste de la bascule
Je pèse mes 80 kilos
Je t'aime
Blaise Cendrars, Feuilles de route, 1924.
Ce fut le coup de foudre. Sur la couverture, on lisait: “Feuilles de
Route, Tome I. Le formose” et dans la page de titre: “publié
à Paris en 1924 par Au Sans Pareil”. C’était donc une édition originale.
J’ai demandé à mon amie comment il l’avait trouvée et il m’a dit qu’il
avait accepté d’en faire la tradution à condition d’utiliser la première
edition, “pour le charme et pour les illustrations de Tarsila do Amaral”. Et il est allé s’en procurer un
exemplaire dans une bibliothèque privée à São Paulo. J’ai voulu l’emprunter à
mon tour, mais mon ami a préférée me faire cadeau d’une photocopie, dûment réalisée à la papeterie du coin.
Il
faut dire que le livre de Blaise Cendrars s’accompagnait de son frère jumeau,
le Pau Brasil d'Oswald de Andrade, publié aussi à Paris en
1924 par Au Sans Pareil et également illustré
par Tassila do Amaral, artiste “moderniste” et femme du poète brésilien.
Les français ne connaissent probablement pas Pau Brasil (Bois Brésil), mais c’est un livre phare dans la poésie
brésilienne. L’auteur y emploi l’humour dans des vers libres chargés d’ironie, dans
le but de démasquer les conventions littéraires alors en place. Quatre ans
avant l’issue du célébre “Manifeste Antropophage”, c’était déjà l’antropophagie
en gestation. Le “démontage” de la vieille machine poétique parnasiennne,
figées et ennuyeuse, s’accélerait et, avec elle, la déconstruction de la
société (positiviste et patriarcale) qui lui servait de support.
Église de Notre-Dame, à Sabará, Minas Gerais, Brésil, par Tarsila do Amaral |
Quelques années plus tard, j’ai eu la chance de redécouvrir ce poème dans la
voix émouvante de Bernard Lavilliers, dans son álbum “If...” Le
coup de foudre est revenu. C’était encore l’époque antediluvienne des bandes
cassettes, j’en avait eu une comme cadeau de la part d’une amie d'Avignon
(Qu’es-tu devenue, Betty Blue?). Le tout se completait par un autre álbum tout
vapeur, le “Mon Mec à Moi” de Patricia Kaas. Grâce à ce coup du hasard,
la vision que j’avais eu jusqu’alors de la chanson française à tout de suite
changé. J’ai été obligé d’admettre quelle s’était modernisée sans perdre son
charme lyrique et sa penchée vers la littérature.
Revenant sur le poème de Blaise Cendrars, ce que j’aime le plus, c’est son
appel à la liberté, au désir de partir, non en avion comme aujourd’hui, mais
dans des odyssées de plusieurs semaines sur mer. Ça devrait laisser pas mal de
temps pour lire, faire de la gymnastique, sécher quelques bouteilles et draguer
une ou deux jolies passagères. Une vraie aventure!
Et
puis, par terre, en train, les autocars étant encore rares à l’époque. C’est
comme ça que Blaise Cendrars a joint le groupe “moderniste” de São Paulo en
1922 dans la fameuse Voyage de “Découverte du Brésil”, à travers les villes
barroques d’Ouro Preto, Mariana et Sabará dans le Minas Gerais. L’éfémeride est
enregistrée dans la dédicace de Pau Brasil, faite par Oswald de Andrade à son
ami suisse: “À Blaise Cendrars, à l’occasion de la découverte du Brésil”.
Les
imbrications historiques et littéraires entre les deux ouvrages sont
nombreuses. Je voudrais souligner au passage le goût partagé pour le “vers
libre”, alors en plein essor, représentant par excellence de cette poésie qui
côtoie la prose et se voit comme la chronique de la modernité. Vitesse et
liberté, lyrisme et carnet de route, la “tentation de la prose” dont nous
parlait Georges-Emmanuel Clancier s’avérait un chemin sûr et généreux.
Aimer, c’est partir, aller à la rencontre du monde, saisir sur place cet
“organisme dépositaire de la vie”, selon la formule presque secrète de
Mallarmé. Même à une époque où les drônes font le travail de nos rêves de
survoler les forêts, les villes, les montagnes, voire les pôles, comme ça, à la
portée de la main, comme s’il suffisait de la tendre pour tout toucher, l’appel
au dépaysement n’a rien perdu de sa force. Désir de poésie, désir d’amour et désir
de rencontres - alors, partons!
©
Abrão Brito Lacerda
08 07 17
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